Et plonger dans les yeux opaques des femmes de Modigliani...
Ce qui nous lie à l'Autre, qui nous fait entrer en communication, c'est d'abord un jeu de regard, qu'il se plante droit, qu'il fuit, qu'il se retranche à mi-paupières.
Il en est de même pour les portraits.
Les femmes de Modigliani sont étranges, souvent elles n'ont pas de regard, leurs yeux sont des fentes opaques et profondes comme les deux yeux d'un masque, le nez est long, ce n'est qu'un trait sans relief, la bouche est petite et leur visage pointu est posé sur un long cou souvent penché. Pourtant si elles portent un masque, leur corps aux larges hanches n'est que courbes, sensualité et douceur. Cette opposition les rend fascinantes, mystérieuses, mélancoliques, paradoxales, à la fois très proches et inaccessibles.....
Lors d'un stage pédiatrique d'une semaine à Lille sud, j'ai pu prendre le temps de visiter le LaM (Musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut de Villeneuve d'asq), que je connaissais déjà mais dont je ne me lasse ni des tableaux, ni du parc alentour, ni de l'architecture très réussie en cubes de briques et baies vitrées.
Après une petite nuit, à l'ouverture, c'est un lieu serein, il n'y a personne que les femmes de Modigliani qui vous invitent, qu'elles soient mères ou putains, à plonger dans leurs regards opaques.
Dualité de cette maternité, mère au corps plein, habillée de vêtements confortables, aux couleurs chaudes, mais si je m'approche, ce visage sans regard et ces traits aigus sont froids et glaçants....
ou dualité de ce nu aux cuisses lourdes, au geste pudique et à l'inclination tendre de la tête qui sont démentis par le masque du visage dissymétrique et goguenard
Tout est question de regard, du portrait de Kees Van Dongen, explosant de contrastes et de couleurs avec ses deux yeux comme des grottes jumelles.
aux totems de Chaissac, corps fractionnés, empilés, yeux écarquillés, effrayés de nous voir. (Ce sont ces deux personnages qui, alors, semblent nous regarder et nous renvoyer notre propre difformité.)
ou aux masques noirs et à ce visage troublant dans la robe de mariée d'Annette messager qui joue avec les images et nos peurs d'enfant
ou encore aux idoles hiératiques de Fernand léger, statues cernées de noir....
Les collections du LaM sont constitués d'une donation de Geneviève et Jean Masurel, très riche en peintres cubistes dont quelques Braque et un Picasso mais je préfère le lyrisme contenu de Miro ou les compositions d'André Masson.
Ce musée accueille également la donation de l'Aracine, collection d'art brut qui désarçonne.
Il est difficile de définir ce que nous décidons être de l'art, ce n'est ni le beau, ni la perfection technique, ni le hasard, mais ce rapport d'humain à humain qui provoque en nous une émotion transcendante. A ce titre, l'art brut est "dérangeant" parce qu'il échappe au système et que ses limites sont difficiles à déterminer. Dubuffet le définissait ainsi: "L'opération artistique toute brute, pure, réinventée dans l'entier de toutes ses phases, par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions."
Ici, il peut être, aussi, question de regard puisque nous sont montrées les oeuvres des médiums et des aliénés, souvent caractérisées par une vision intérieure, une démarche et une technique picturale précise et obsessionnelle.
Augustin Lesage, mineur de fond, entend une voix lui dire qu'il va être peintre. Il se consacre, donc, à la peinture, guidé par des esprits. Ses tableaux sont extrêmement fouillés alternant des éléments décoratifs à des images symboliques.
Plombier zingueur guérisseur et médium, Fleury Joseph Crepin entend, lui aussi, des voix en 1939 lui affirmer que, s'il peint 300 tableaux, la guerre finira et, qu'après 45 tableaux merveilleux de sa main, le monde sera pacifié. Il peint, alors, des scènes caractérisées par des couleurs éclatantes et une sorte de pointillisme en relief. Comme Augustin Lesage la symétrie et même une sorte de géométrie semble déterminante dans ses tableaux comme une volonté d'ordonner et de circonscrire le monde.
Les chemins de l'art brut passent aussi par des sculptures monumentales hantant les lieux du rêve
ou modestes mais "habitées" comme des poupées vaudou
et des machines entre Jules Verne, le professeur Tournesol et Géo Trouvetout.
Bon sang ne saurait mentir, j'ai vraiment aimé les machines étranges d'A.C.M
ou le spoutnik d'André Robillard
Un dernier tableau m'a beaucoup fait rire, un portrait qui réunit Obama et sa femme ainsi que Mr et Mme Sarkosy (quand on vous dit que l'artiste est un voyant!)
Si vous passez par Villeneuve d'Asq, ce musée et ce parc valent vraiment le projet d'y venir et revenir, comme nous y invite, d'ailleurs, ce petit personnage de Chaissac qui nous promet le bonheur.
#je dis